D’abord publié en 1922, il fallut attendre jusqu’en 1938 pour que Lettre d’une Inconnue de Stefan Zweig, un auteur autrichien, soit traduit en français pour la première fois. Découvrons ensemble ce roman-tiroir du XXème siècle qui nous parle d’amour sous toutes ses formes.
Résumé détaillé de Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig
L’arrivée d’une lettre sans expéditeur
Le romancier R. est de retour sur Vienne après avoir passé trois jours à la montagne. En consultant l’agenda, il se rend compte que c’est son anniversaire, il a quarante et un an, mais cela lui est totalement indifférent. En arrivant à son domicile, son domestique lui fait parvenir les lettres qu’il a reçues pendant son absence. Il ouvre celles dont il reconnaît l’écriture et laisse de côté celle qui lui est totalement inconnue.
Une fois que le thé est servi, il s’allume un cigare et ouvre l’enveloppe volumineuse dont il ne reconnaissait pas l’écriture. Sur le haut de la page est écrit “À toi qui jamais ne m’aura connue.”.
En lisant les premières lignes, il apprend que la femme qui lui écrit vient de perdre son enfant qui était atteint de la grippe. Elle s’est battue pendant “trois jours et trois nuits” pour le sauver. Exténuée, elle finit par s’endormir quelques heures sans s’en rendre compte. Quand elle s’est réveillée, la mort avait enlacé son jeune enfant. Ne sachant pas vers qui se tourner, elle décide d’écrire cette lettre à son grand amour, R. celui “jamais ne [l’] aura connue.”. Elle précise que s’il reçoit cette lettre, c’est qu’elle est morte, si cela n’avait pas été le cas, elle l’aurait jetée. Elle lui apprend qu’elle l’a connu alors qu’elle avait treize ans. Ils habitaient dans le même immeuble, celui où R. habite encore aujourd’hui. À travers cette lettre, elle décide de tout lui dévoiler.
Le nouveau voisin
L’expéditrice anonyme vivait avec sa mère, une veuve de fonctionnaire des finances, dans l’appartement voisin au sien. Avant que R. n’emménage, l’appartement était loué par une famille pauvre, méchante et querelleuse, qui détestait la pauvreté. Le père était alcoolique et il avait pour habitude de frapper sa femme. Certaines nuits, l’immeuble était réveillé par le bruit de leurs disputes et certains les ont plusieurs fois menacé d’appeler la police. Bien que sa mère lui ait conseillé de les éviter, elle était devenue le souffre-douleur de cette famille que tout le monde détestait dans la résidence. Un jour, leur père a été arrêté et la famille a dû quitter les lieux. L’écriteau “à louer” est resté visible pendant quelques jours jusqu’à ce qu’un certain R., un écrivain seul et sans histoires, n’emménage.
L’expéditrice âgée de treize ans a rencontré le domestique de R., Johann, qui était un homme très poli et accueillant qui supervisait les différents travaux. Elle a été impressionnée par tous les objets qu’il possédait, issus de cultures diverses, ainsi que par les nombreux livres qu’il avait en sa possession : en français, en anglais, mais également dans des langues qu’elle ne connaissait pas. Désespérée de ne pas voir R., la jeune fille s’est mise à l’imaginer. Elle a d’abord pensé que c’était un homme d’un certain âge, avec une barbe et des cheveux blancs, et des yeux dissimulés sous des lunettes. Même en l’imaginant ainsi, elle le trouvait beau et doux.
Quand elle le vit pour la première fois, elle s’est vite rendu compte qu’elle s’était trompée, sauf pour sa beauté. C’était un jeune homme élégant, svelte et très beau. Elle a vite pris conscience qu’il avait deux visages et qu’il menait une sorte de “double vie” :
- Dans la vie de tous les jours, c’est un jeune homme ardent qui apprécie le jeu et l’aventure. C’est la “face claire” qu’il présente au monde.
- Quand il écrit, ça devient un homme sérieux, très méticuleux, “infiniment lettré et cultivé”. C’est la “face très sombre”, qu’il est le seul à connaître.
Un amour secret
Très vite, l’expéditrice confie dans sa lettre qu’elle a commencé à l’observer de plus en plus régulièrement. Elle voyait de nombreuses personnes venir dans son appartement. Elle précise qu’il y avait “beaucoup de femmes”. Au départ, elle n’arrivait pas à savoir ce qui l’obligeait à le regarder. Elle ne se posait pas de questions sur la curiosité qui l’animait. Elle le faisait, c’est tout. Un jour, en rentrant de l’école, elle discutait avec une amie sur le pas de son immeuble quand R. est arrivé. Instinctivement, elle s’est mise à lui ouvrir la porte. L’écrivain l’a remercié en lui faisant un “regard doux et caressant”. Ne sachant pas encore qu’il avait l’habitude de regarder toutes les femmes de cette façon, l’expéditrice s’est sentie honorée et s’est également mise à rougir. En voyant cela, son amie s’est mise à la railler et à se moquer d’elle. L’expéditrice l’a laissé planté dehors et est montée dans son appartement. C’est à ce moment-là qu’elle s’est rendu compte qu’elle était amoureuse de lui. Elle a alors vécu pour lui plaire. Elle est devenue une très bonne élève, car elle savait qu’il était lettré et cultivé. Elle a appris à jouer du piano, car elle pensait qu’il aimait la musique. Elle prenait soin de ses robes pour être soignée.
Le déménagement
L’expéditrice continue de citer de nombreuses anecdotes qu’elle faisait comme le fait d’embrasser la poignée de sa porte parce qu’il l’avait touché, conserver son mégot de cigarettes parce que ses lèvres l’avaient effleuré. De ses treize ans à ses seize ans, elle a passé ses après-midi à regarder à travers l’ouverture circulaire de sa porte. Petit à petit, elle s’est mise à le connaître. Elle distinguait deux types de visiteurs, ceux qu’elle appréciait et ceux qui lui faisaient horreur. Les seuls moments où sa vie s’arrêtait, c’était lorsqu’il partait voyager. Elle se souvient qu’une fois, elle a aidé Johan à faire rentrer un lourd tapis qu’il venait de nettoyer. Elle a pu rentrer chez lui, et même si elle n’est pas restée très longtemps, cela lui a suffit pour être comblée. Elle était tellement captivée par R. que plus rien n’avait de saveur et elle ne prêtait attention à rien d’autre. Elle ne s’est donc pas rendu compte que sa mère passait de plus en plus de temps avec un commerçant d’Innsbruck. Elle était la personne la plus heureuse du monde jusqu’à ce que le commerçant d’Innsbruck fasse une demande de mariage à sa mère, la contraignant à déménager. Leur appartement a commencé à se vider jusqu’à ce qu’il n’y reste que des malles et que ce soit leur dernière nuit à passer dans cet immeuble.
La veille du départ
L’expéditrice avoue à l’écrivain qu’elle s’est risquée à aller sonner chez lui cet après-midi là, mais il n’était pas présent. Elle l’a attendu, mais il n’est pas venu. La nuit, elle a attendu qu’il vienne, qu’il arrive enfin. Elle voulait être avec lui. Elle ne désirait qu’une seule chose : être contre lui. Lorsqu’elle a enfin entendu qu’il arrivait au beau milieu de la nuit, elle s’est rendu compte qu’il n’était pas tout seul. Elle ne sait pas comment elle a fait pour ne pas mourir cette nuit-là.
Deux ans sur Innsbruck
Elle explique à R. qu’elle ne connaît pas dix rues dans cette ville où elle est restée deux ans. Elle ne s’est pas mélangée aux gens, elle ne sortait pas. Elle a vécu de ses seize ans à ses dix-huit ans dans cette ville qui la rendait malheureuse, car elle était éloignée de lui. Si physiquement, elle habitait dans cette ville, son âme et son cœur n’avaient jamais quitté l’écrivain. Elle achetait tous ses livres dont elle connaît par cœur chaque ligne. Au fur et à mesure, les garçons ont commencé à se retourner à son passage, mais son amour pour l’écrivain n’a jamais cessé d’exister. Elle n’avait qu’un seul souhait : lui offrir sa virginité, se donner à lui.
Prétextant à sa mère et à son beau-père qu’elle souhaitait gagner de l’argent par elle-même, son beau-père a accepté qu’elle aille vivre chez un de ses parents à Vienne en tant qu’employée dans un grand magasin de confection. Tous les soirs, après la fermeture du magasin, elle allait vers l’ancien immeuble où elle avait vécu étant jeune pour le voir. Lorsqu’elle le vit avec une femme, bras dessus, bras dessous, la jalousie se mit à la piquer. Elle ne voyait plus les choses avec ses yeux d’enfants.
Les “retrouvailles”
Un soir, l’écrivain est passé devant elle. S’il ne l’a pas reconnu, il l’a trouvé à son goût pour la regarder de ses yeux doux. L’expéditrice explique qu’elle avait eu le temps d’imaginer leur retrouvaille pendant ces deux ans. Toutefois, jamais elle n’aurait pu s’imaginer qu’il la voit comme une étrangère, comme une femme qu’il ne voit que pour la première fois. Elle qui avait passé ces deux ans à ne penser qu’à lui s’est rendu compte qu’il ne l’avait jamais regardé, car, jusque-là, il n’avait jamais fait attention à elle.
Le lendemain, ils se retrouvent et se revoient encore. Il la reconnaît, non pas comme la voisine qu’il avait eu dans le temps, mais plutôt comme cette jolie femme qu’il avait vu la veille. Il lui propose de manger un bout ensemble et elle accepte. Une fois le repas terminé, il lui propose de venir un peu dans son appartement. Encore une fois, elle accepte. Bien que son accord lui paraisse étrange, l’écrivain semble apprécier le fait qu’ils se retrouvent chez lui.
L’accouchement
L’expéditrice lui avoue à quel point elle a apprécié cette nuit où leurs deux corps se sont élancés l’un contre l’autre passionnément. Leur aventure a duré trois nuits avant que l’écrivain ne soit contraint de partir en voyage. Il lui demande ses coordonnées afin qu’il puisse lui écrire durant son absence. Elle ne lui donna que l’adresse en omettant de lui révéler son nom. Durant son voyage, elle ne reçoit aucune lettre de lui, elle ne lui en voulait pas, elle savait qu’il était comme ça.
L’expéditrice lui révèle alors que cet enfant qui est mort, c’est leur enfant, leur fils. Elle n’a jamais couché avec d’autres hommes par la suite. Si elle n’est pas venue lui dire qu’elle attendait un enfant de lui, c’est parce qu’elle savait que son bien-aimé préférait la légèreté de sa vie. Elle était certaine qu’en apprenant qu’il avait un enfant avec elle, il l’avait haï inconsciemment. Bien qu’elle soit consciente de son caractère généreux, elle a préféré garder le secret de cet enfant, comme elle a conservé le secret de son amour pour lui.
Bien qu’elle fût heureuse d’attendre un enfant de lui, elle lui confie qu’elle a connu des mois difficiles. Elle a caché sa grossesse à sa famille et elle n’a pas voulu demander de l’argent à sa mère. Sur les derniers mois, elle a été contrainte de vendre ses derniers bijoux pour mettre de l’argent de côté. En s’étant fait voler par la blanchisseuse, elle s’est retrouvée à accoucher à l’hôpital, un endroit qu’elle qualifie d’”enfer”.
L’enfant
L’expéditrice demande à l’écrivain de lui pardonner pour ce lourd secret qu’elle lui révèle au moment le moins opportun. Jamais, il n’aura la chance de connaître cet enfant, car il est mort la veille. C’est pour cette raison qu’elle le décrit à travers les lignes. C’était un enfant qui disposait d’une imagination vive. Il avait cette même dualité qu’elle avait aimée chez l’écrivain. Il se mettait à jouer avec la vie puis il redevenait sérieux lorsqu’il plongeait dans ses livres. Il était très intelligent et faisait partir des meilleurs élèves de sa classe. Les femmes n’étaient pas insensibles à son charme. Ce garçon aux longs cheveux blonds était très élégant. Elle avoue à son bien-aimé que pour offrir le luxe à son enfant, elle a été obligée de se vendre. En accouchant à l’hôpital, elle a refusé que la vie de son fils soit aussi éprouvante, elle a cherché à gagner sa vie du mieux qu’elle pouvait pour lui assurer un bon avenir. Elle ironise la situation en lui avouant que tous les hommes qui ont pris possession d’elle se sont mis à l’aimer, tous les hommes sauf R..
Assurer un bon avenir pour son fils
L’expéditrice a vécu de longues années à se vendre auprès des hommes et à se faire entretenir pour avoir de l’argent et élever son enfant loin de la misère. Elle lui avoue que si elle s’est mise à choisir ce mode de vie, c’est surtout parce que les seules mains dont elle rêvait, le seul homme qu’elle aimait, c’était lui. Tout son cœur n’appartenait qu’à lui, c’est pour cette raison que les hommes pouvaient disposer de son corps à sa guise. Elle ne les aimait pas. Cependant, de nombreux hommes fortunés ont essayé de conquérir son cœur. C’est le cas du comte du Saint-Empire. Elle lui explique qu’elle a eu de nombreuses occasions de le revoir, mais il l’avait déjà oublié. Elle lui pardonne, car elle sait qu’elle ne ressemblait plus à cette jeune fille avec qui il avait couché, c’était devenu une femme à présent.
Les secondes “retrouvailles”
Un jour, alors qu’elle était à l’opéra, elle a senti que l’écrivain était derrière elle. À cette époque, elle vivait depuis deux ans avec un jeune et riche fabricant de Brünn. Quand elle a vu R. qui l’attendait au vestiaire, celui-ci lui a demandé si elle avait du temps à lui consacrer. Elle abandonne son fabricant de Brünn qui, depuis deux ans, lui apportait tout sur un plateau d’argent. Elle savait que ce n’était pas juste pour lui et que c’était un homme bon, mais le cœur ayant ses raisons que la raison ignore, elle a suivi l’écrivain jusque chez lui. Ils firent l’amour encore, sans qu’il puisse comprendre qui elle était. Elle a remarqué que les fleurs qu’elle lui avait offertes pour son anniversaire étaient bien entretenues. Il s’amusa à lui dire qu’elle ne savait pas à qui elles appartenaient et que cela l’intriguait. En s’arrangeant devant la glace, elle remarque que R. glisse des billets dans son veston. Outrée, qu’il la considère comme une simple “fille de joie”, elle qui l’aime de tout son cœur, elle qui est la mère de son enfant, elle décide de partir à la hâte. Dans sa précipitation, elle tombe sur Johann qui comprend immédiatement qui elle est. Elle lui rend les billets et quitte l’immeuble.
La mort a le dernier mot
L’expéditrice confie à l’écrivain que lorsque son fils l’a quitté, elle s’est rendu compte à quel point elle était seule. Amoureuse d’un homme qui ne l’a jamais reconnu, le seul lien qui l’unissait à lui avait été enveloppé par la mort. Elle sent aussi que la mort est en train de l’envelopper. Avant de terminer sa lettre, elle ne lui demande qu’une seule chose : répéter le rituel qu’elle a initié depuis cette première année où ils ont couché ensemble. À chacun de ses anniversaires, il devra acheter des roses blanches comme elle l’avait fait jusqu’à présent.
À la fin de la lecture, R. essaie de se rappeler de cette femme : cette jeune voisine, puis cette jeune femme et enfin cette dame distinguée. Trois femmes qu’il avait prises pour des personnes différentes. S’il avait souvent rêvé d’elles, il n’arrivait pas à avoir une image concrète d’elle. En regardant le vase, il s’aperçoit qu’il n’ y a pas de roses blanches. Il comprend qu’il n’en recevra plus jamais.
Présentation des personnages
- L’expéditrice est le personnage principal de cette histoire. Elle marque la vie de l’écrivain trois fois sans que celui-ci ne s’en rende compte. Au moment où elle voit ce nouveau voisin, c’est le coup de foudre. Très observatrice, elle finit par le comprendre mieux qu’il ne se connaît lui-même. Toute sa vie, son cœur n’appartiendra qu’à lui. Elle aura un enfant de lui et fera en sorte de tout faire pour qu’il ne manque de rien. Elle rencontrera l’écrivain un peu plus tard et il la prendra pour une “fille de joie”. Elle meurt peu de temps après que son fils ait rendu son dernier souffle.
- R. est un écrivain à succès de vingt-cinq ans lorsque l’histoire commence. C’est un homme élégant et très beau. Cet homme riche a un domestique, Johann. C’est également un homme à deux visages, l’un qu’il montre aux gens que la narratrice nomme la face claire. L’autre est sa face la plus sombre que personne ne connaît hormis R. et l’expéditrice. C’est lorsqu’il est voué corps et âme à l’aventure et au jeu. Lors des deux moments où ils se reverront, à aucun moment, il ne reconnaîtra la narratrice. Il continuera à vivre d’aventure en aventure sans se soucier à un seul instant qu’il a un enfant et qu’une femme est profondément amoureuse de lui. À chacun de ses anniversaires, il entretiendra les roses blanches, que l’expéditrice lui enverra de façon anonyme, sans en comprendre la signification.
- La mère de l’expéditrice a perdu son mari qui travaillait en tant que fonctionnaire des finances. Progressivement, elle s’attache à un riche commerçant d’Innsbruck. Elle se marie avec lui et quitte Vienne avec sa fille. Le commerçant d’Innsbruck considérera l’expéditrice comme sa propre fille.
- Johann est le majordome de R.. C’est un petit bonhomme grisonnant à l’air grave. Il est très impliqué dans son travail. Il supervise le déménagement. C’est un homme très poli et très accueillant. Les liens qui unissent R. et Johan sont bien plus forts que le simple service de domestique. L’expéditrice le jalouse car il passe énormément de temps avec R. Lorsqu’il la verra fuir de l’immeuble, il reconnaît l’expéditrice.
- L’enfant est le fils de R. et de l’expéditrice qui meurt à 11 ans à la suite d’une grippe. C’est un garçon intelligent et très élégant. Il ressemble à son père pour le plus grand bonheur de sa mère.
Analyse de l’œuvre
Avec cette Lettre d’une inconnue, Zweig plonge le lecteur dans un amour total qui revêt différentes formes au fur et à mesure que les années passent.
Au départ, l’amour se présente comme une volonté de cette fille de treize ans de vouloir connaître à tout prix cet homme qui l’intimide. Puis lorsqu’elle arrive enfin à mettre les mots sur les sentiments qu’elle éprouve pour lui, son amour devient obsessionnel. Elle veut tout savoir de lui, elle l’observe, et ce, jusqu’à “embrasser la poignée de la porte, que [sa] main avait touchée” ou ramasser “un mégot de cigarette, [qu’il avait] jeté avant d’entrer dans l’immeuble” qu’elle considérait comme “sacré parce que [ses] lèvres l’avaient effleuré”.
Lorsqu’elle part vivre dans l’Innsbruck avec sa mère et son beau-père, l’amour qu’elle a pour l’écrivain ne s’en va pas. Au contraire, il s’affirme au point de lui donner assez de volonté pour retourner à Vienne. Quand elle revient à Vienne, son amour est plus mature, elle perçoit même de la jalousie lorsqu’elle le voit accompagner d’une femme, bras dessus, bras dessous. Cependant, son amour pour lui est totalement aveuglant. Elle ne voit que lui, ne désire que lui et passe à côté de tous les hommes qui, en plus d’être bon avec elle, la reconnaissent, l’estiment et ne souhaite que le meilleur pour elle. La citation “l’amour rend aveugle” est très bien illustrée dans cette nouvelle de Stefan Zweig.
Pendant les deux années loin de Vienne, elle se met à imaginer leur retrouvaille, elle se plaît à penser qu’elle lui manque également. Quand elle le retrouve, il ne se souvient absolument pas d’elle. Ses yeux voient en elle une nouvelle femme, d’où l’importance de cette note dès le début de la lettre “À toi qui jamais ne m’aura connue.”. À deux reprises, l’écrivain a l’occasion de la revoir. Dans un premier temps, il s’imagine que c’est une fille trop facile, car elle sait “que seules les professionnelles de l’amour, les prostituées, acceptent une telle invitation avec un plaisir si évident, et peut-être aussi les filles, quand elles sont encore très jeunes et très naïves.”. Dans un second temps, il la prend pour une “fille de joie” et lui fait glisser discrètement quelques billets lorsqu’elle est sur le point de repartir. À aucun moment, il la reconnaîtra, et ce, même après avoir lu la fin de la lettre, il s’étonnera de n’avoir aucune image concrète de cette femme qui, pourtant, a participé à de nombreux rêves qu’il a pu faire. Cette femme qui a été présente pour lui, sans qu’il le sache, en pensant à lui à tous les anniversaires en lui envoyant des roses blanches. C’est un amour total et désintéressé et cette lettre n’est qu’un moyen, à l’expéditrice, de se confesser avant que la mort n’emporte sa voix pour toujours.
Zweig étant un très bon ami de Freud, dans cette histoire, nous avons un “transfert” qui s’effectue. En effet, en psychanalyse, le transfert est un processus dans lequel les sentiments ou les désirs inconscients d’une personne envers une autre personne sont reportés sur une autre personne. Dans cette histoire, l’amour qu’éprouve l’expéditrice pour l’écrivain est reporté sur son fils qui est le lien secret entre l’expéditrice et R.. Quand il meurt, l’expéditrice n’a plus aucune raison de vivre. Ce transfert est implicitement cité vers la fin de la nouvelle lorsque l’expéditrice écrit : “Mais c’était bien l’enfant de son père : il m’a quittée cruellement à la faveur de la nuit pour entreprendre un voyage, il m’a oubliée et ne reviendra jamais. Je me retrouve seule à nouveau, plus seule que jamais, je n’ai rien, rien de toi – plus d’enfant, pas un mot, pas une ligne, pas de place dans ta mémoire, et si quelqu’un citait mon nom devant toi, tu n’y prêterais aucunement attention.”